«Avec ces presque riens qu’elle nous propose comme autant d’offrandes de temps suspendu, FLORE nous élargit le regard  et agrandit le monde d’espaces insoupçonnés».

Susana Gállego Cuesta
Conservatrice de la collection photographique du Petit Palais

Artiste photographe franco-espagnole née en 1963, FLORE vit et travaille actuellement à Paris. Après avoir travaillé durant 10 ans pour la presse nationale elle se consacre exclusivement à son travail personnel en 2008.
Lauréate 2018 du Prix de Photographie de l’Académie des beaux-arts – Marc Ladreit de Lacharrière , ses travaux se réalisent sur le long cours, souvent lors de voyages, et sont acquis et présentés dans différentes institutions prestigieuses comme le Musée du Petit Palais, la BNF, le MMP+ de Marrakech, le Mémorial de Rivesaltes, ainsi qu’à l’occasion d’Art Fair à travers le monde.
Sa première monographie Une femme française en Orient est éditée en 2014 aux éditions Postcart et la série est exposée dans le cadre du Mois de la Photo. En 2016 le livre Lointains souvenirs, publié aux éditions Contrejour, propose une variation autour de l’enfance indochinoise de Marguerite Duras. En 2018, André Frère Editions publie Camp de Rivesaltes, lieu de souffrance.
En parallèle de son activité artistique FLORE est une pédagogue reconnue qui donne régulièrement des workshops.
Elle est représentée par plusieurs galeries dans le monde.

photo flore

© Adrian Claret

Série « Lointains souvenirs »

Jean-Christian Fleury, 2017
Flore est partie sur les traces d’une Indochine qui n’existe plus. Au cours d’un lent parcours dans le sud de l’actuel Vietnam et du Cambodge, entre décembre 2015 et février 2016, elle a longé les rives du Mékong et les rizières pour retrouver les lieux où demeurèrent ses grands parents, lieux qui sont aussi parfois ceux où Marguerite Duras, à la même époque, passa sa jeunesse. Habitée par les récits des premiers, entendus dans son enfance, et par l’œuvre de l’écrivain, Flore compose un carnet de voyage dans lequel se succèdent des paysages que se disputent l’eau et la poussière, des vues d’intérieurs imprégnés d’une présence invisible, des villas coloniales dont on ne sait si elles sont encore habitées. Un monde silencieux, languissant et déserté, dont le seul habitant rescapé semble être une petite fille aperçue de dos, alors qu’elle regardait couler le fleuve sans limites. Est-ce à travers ses yeux que tout ce monde est perçu ? Monde perdu / retrouvé le temps d’un déclic.
Voilà bien sûr, une recherche du temps perdu, mais comme la photographie sait le faire : en se plongeant au cœur de la réalité présente. Ces photos-souvenirs ne sont pas faites pour conserver la mémoire d’un moment. Ce sont des images mentales. Elles sont fragiles, fugitives, prêtes, telles des reflets sur l’eau, à se troubler, à s’évanouir au moindre surgissement du présent dont elles sont issues. L’irradiation de la lumière, la dilution des formes, les bords altérés de l’image, tout cela concourt à un rendu irréel les choses, comme si la poussière du temps – à moins que ce ne soit celle de l’oubli au travail – s’était déjà déposée sur elles. Cette mise à distance du sujet pourrait n’être qu’un artifice plastique, une coquetterie passéiste. Elle nous renvoie ici au fonctionnement affectif de la mémoire, à sa capacité de sublimer la banalité, de donner aux objets, aux lieux les plus familiers un pouvoir d’émotion aussi déraisonnable qu’irrépressible. Et ceci d’autant plus que la mémoire dont il s’agit ici est un énième ricochet dans la succession des transmissions : Flore n’a pas plus connu l’Indochine de Duras que celle de ses grands parents. Pas plus qu’elle n’avait connu le Maroc, l’Égypte ou la Turquie inspirée de la tradition orientaliste qu’elle proposait dans Une femme française en Orient, sa série précédente.
Ce que nous restitue ces Lointains souvenirs, c’est l’ultime avatar d’une réalité passée par le filtre des mémoires successives, individuelles et collectives : celle de grands-parents de la photographe puis de leur petite fille, celle de l’écrivain et de son œuvre, celle d’une imagerie coloniale et d’une tradition littéraire. Cette sensation d’éloignement et de perte que laissent ces photographies, c’est bien celle d’un original désormais inaccessible.

Série « Une femme française en Orient »

Susana Gállego Cuesta, Conservateur chargé de la photographie Musée du Petit Palais, 2011
Partir comme au XIXe siècle, avec malles et livres, pour de longs mois d’errance en terre étrangère. Partir lentement, à la recherche de l’ailleurs qui ne se dévoile qu’à l’œil de qui sait attendre. Partir vers le mythe, vers l’Orient mordoré et mystérieux des Symbolistes, des derniers voyageurs au long cours.
Flore a entrepris cet impossible périple il y a déjà quelques années. Elle nous montre ici un premier aperçu de ce carnet de voyage en pays rêvé : palmiers solitaires, cours désertées, intérieurs silencieux que seuls quelques humains, quelques chats viennent habiter ici et là. L’artiste est partie à la recherche de l’image du rêve encore blottie dans le réel, et personne comme elle n’excelle à faire parler le passé dans les ombres et les reflets du présent.

Devant son objectif, qu’elle pose au plus près de son sujet – s’interdisant par là trucages et faux-semblants – le temps glisse avec lenteur. De ce corps à corps avec le monde, elle extrait des instants de grâce : une silhouette atemporelle dans une ruelle calme, l’ondoiement de la lumière dans le désert.

Sa quête est nostalgique : l’artiste veut poser ses pas dans ceux des photographes du passé qui ont interrogé le monde avec leur appareil. Qu’est-ce qu’une image ? Qu’est-ce que la mémoire ? La photographie ne réussit-elle pas à bâtir des univers qui deviennent plus réels que le vrai ? A la recherche du reflet de la pyramide de Gizeh dans le Nil, vu sur d’anciennes images et devenu un souvenir presque vécu, Flore à dû se résigner : le barrage d’Assouan a rendu ces jeux de miroir impossibles. Mais forte de cet échec, elle a redonné vie à son image mentale, grâce aux pouvoirs de la photographie. Ainsi, lointaine et comme à peine esquissée, la pyramide se glisse dans l’image et semble sur le point de disparaître…
Qu’avons-nous vu ? Est-ce que le monde est bien là où nous le croyons ?

Retraite d’une femme française en Orient, exil à rebours, ces images invitent le public à se poser et reposer cette question : mes yeux voient-ils vraiment ?
Avec ces presque riens qu’elle nous propose comme autant d’offrandes de temps suspendu, Flore nous élargit le regard – et agrandit le monde d’espaces insoupçonnés.

Dominique Gaessler, éditeur, enseignant et critique, 2010
Andalousie, Maroc, Egypte et Turquie, la trajectoire d’une femme en Orient : ses petites vedute  en noir et blanc, captées à l’aide d’appareils précaires et tirées sur des papiers ivoire à la facture ancienne nous installent dans la tradition, celle du « Grand Tour » cher aux romantiques du XIXe siècle, pourtant, ici, aucune référence passée, aucun embouteillage du Caire, aucun vendeur de petits pains stambouliotes, seule, la figure rémanente du palmier comme signe tutélaire installe ses séries – issues de plusieurs longs séjours – dans un orientalisme contemporain.
Autobiographique, cet ensemble nous livre une nouvelle facette de l’œuvre de l’artiste qui s’attache depuis de nombreuses années aux espaces mémoriels.

« Carte Blanche » sur le Camp de Concentration de Rivesaltes

 

Dominique Gaessler, éditeur, enseignant et critique, 2007
La personne disparue, le chantier du Petit Palais, le camp de concentration de Rivesaltes ou le territoire d’enfance, en grands pans, le travail photographique de Flore est engagé totalement dans la quête de la mémoire.
Ce ne sont pas les ruines, les objets délaissés, les traces, qui attirent Flore mais des signes bien moins anecdotiques parce que plus universels.
Dès lors, comment réaliser une image de ce qui a disparu ?
Comment photographier ce qui n’est plus ?
Flore recherche le geste juste : elle n’a pas cette tentation, si contemporaine, qui tend à fonder de nouvelles « mythologies ». Aucun effet de poussière de temps, aucune ruine romantique, aucune photo jaunie : à l’ordinaire d’une fabrique de souvenirs, elle oppose ce qu’elle a viscéralement ancré en elle, cette quête d’une mémoire dont elle se fait un devoir de la transmettre.
Sérieuses et graves, les séries d’images qu’elle accumule et élabore patiemment, longuement : tirages sur papiers rares, virés, pigmentés, cirés, les strates s’empilent comme le temps de l’Histoire.
Ainsi, elle engage ici la figure de « ce qui a été ».
Pour le Petit Palais par exemple, le plan de l’architecte, le chantier, sans cesse mouvant, sont littéralement absents. Ni photographie d’architecture, ni reportage de l’éphémère. C’est davantage au geste de la rénovation, celui, inouï, de la pelleteuse qui excave le monument sur quatre étages, c’est la découverte heureuse du bâtiment originel, c’est enfin la lumière qui reconquiert l’espace.
Ou bien dans le camp de Rivesaltes c’est à l’effroi, l’horreur, l’inhumanité qu’elle se confronte. Et même si dans ses images, le barbelé ou les rails, s’affirment dans une discrète présence, ils s’affranchissent des ciels plombés : on ne trouve dans son travail aucune image d’un tourisme mémoriel. La nuit ou le plein soleil irradiant de catalogne qui, ailleurs, ne seraient pas « raccords », sont avec Flore les éléments forts de son indignation révoltée. C’est également pour cela que, dans la restitution de son travail aux publics, elle choisit une forme d’installation de son œuvre qui échappe au mode muséal : elle dispose ses images à même le sol des baraques, dans l’arbitraire de la tramontane qui n’a pas manqué de les malmener.
Parce qu’à la révolte s’offre l’espoir, parce qu’aux souvenirs s’oppose la vie, parce qu’à l’éphémère de l’anecdote s’oppose la pensée, parce qu’au sentiment s’oppose l’expérience du visible, l’œuvre de Flore est singulière.

« Carte blanche » sur le Petit Palais

Maryline Assante, Conservateur Petit Palais, 2005
Choisie en l’an 2000 par le Musée pour garder mémoire du chantier de restauration, Flore nous conte toute l’histoire dans une langue où chaque image est poème, éclat d’une réalité sublimée par le prisme de son regard. Elle nous offre un parcours d’émotions, en quatre étapes dont le déroulement ne doit rien à l’improvisation. Pour chaque volet de ce polyptyque, une technique de développement différente s’est imposée pour inscrire dans la matière même du papier un registre de sensations. « Si je n’étais pas toujours en recherche, j’aurais l’impression de me plagier », explique cette artiste exigeante.

Au début de l’histoire, le musée, vidé de ses œuvres, est dépouillé des strates de cloisons rajoutées au fil des années. Les hommes ont déserté les lieux et pour quelques mois tout s’est tu, hors la nostalgie. Atmosphère d’ouate, embrumée, subtiles déclinaisons de gris…les photographies de Flore s’imprègnent de la mélancolie des rares visiteurs qui parcourent encore ce palais endormi et renvoient l’écho des grandes expositions passées.

Quelques mois plus tard, une petitearmée d’hommes et de machines abattent les murs éventrent le jardin, rendent les espaces méconnaissables sans qu’il soit possible de leur imaginer un avenir. A cette violence faite au bâtiment, Flore répond par la violence dramatique de ses noirs cirés.

Eté 2005, enfin l’été ! tout s’apaise et s’éclaire. Les travaux s’achèvent, les espaces immenses, immaculés, nimbés de lumière sont vides. L’artiste pare d’une blancheur nacrée ombrée d’or et de cuivre ses images dont la simplicité apparente fait oublier une construction précise.

Bientôt, le Palais va renaître dans l’effervescence de la réouverture. Les œuvres s’apprêtent et se « bichonnent » pour reprendre possession du lieu. Images légères, détails ludiques, instants fugitifs, retenus, recueillement émerveillé devant les œuvres qui arrivent, encore engoncées dans leurs emballages, Flore nous convie à ces retrouvailles, dans une palette de couleurs douces et délicates.

Emmanuel Daydé, critique d’art et commissaire d’exposition, 2004
Pour Flore, par ailleurs portraitiste, photographe de scène et de plateau, le Petit Palais est un théâtre de l‘absence, un trou noir d’où émergent des fantômes imprécis. De ces origines espagnoles, l’artiste a gardé le goût pour les violences de l’ombre et de la lumière, sol y sombra. Ici, sombra, définitivement.

Œuvre au noir, véritables gravures rendues uniques, ses photographies teintées et cirées jusqu’à la nuit obscure reprennent certes un procédé pictorialiste en usage en 1900. Mais c’est pour mieux le pervertir et le conduire au-delà des souterrains les plus énigmatiques et secrets de Pélléas et Mélisande: « tu n’as rien vu à Hiroshima ». Parce qu’ il faut toucher pour voir.

Queues de dragons vaincus par l’archange saint Michel en plein Paris, les longues torsades des tuyaux serpentant dans la boue répondent aux gueules et aux crocs luisants des pelleteuses. Les bâches deviennent rideaux de théâtre et les échafaudages vertigineux des échelles de Jacob montant au ciel. Véritables hommage à l’architecture de Charles Girault et à ses mystères, les images aveugles de Flore sont des lambeaux  de mémoire arrachés au temps.

Dominique Gaessler, éditeur, enseignant et critique, 2005
Il y a ces images, et d’abord cette matière, riche et sourde, qui laisse deviner plutôt qu’elle donne à voir … comme à l’ordinaire toute photographie puisque, à l’évidence, ce sont des photographies.
Rarement les commandes se meuvent en œuvre. Flore a cette manière personnelle d’envisager la carte blanche : « Rendre compte du chantier de restauration du bâtiment », que lui a confiée Gilles Chazal, Directeur du Petit Palais à Paris. Ici, explicitement, Flore abandonne les rives de la forme documentaire stricte pour celles de la fiction. L’échelle du bâtiment, le temps photographié, la nature du travail, les hommes, l’archéologie des découvertes, les engins et les outils des ouvriers entrent dans une chorégraphie inédite. Si les états d’évolution des travaux s’inscrivent bien dans la chronologie des quatre années de prises de vues successives qu’elle a conduite, le véritable sujet de cet engagement est le chantier. C’est-à-dire cet état indicible qui n’existe pas ou plus exactement qui représente le souvenir de ce temps intermédiaire qui bouleverse ce qui était et qui ne fait que préfigurer ce qu’il adviendra du bâtiment. Ce n’est qu’un passage, l’étape nécessaire de la transformation du site, dont il fallait à Flore rassembler la trace et le souvenir. De cette longue quête il y a la restitution de ce ballet incroyablement ordonnancé qui fonde le scénario du travail qu’elle a su mener. Il subsiste l’apparition des engins, la béance des interventions humaines dans le site, le territoire investi d’échafaudages, de matériaux et de gravas. Ici tous les ressorts d’une sorte de drame composent la scène, le lieu où se joue un simulacre. Flore se retrouve ainsi dans son élément : le théâtre et le cinéma, univers photographiques dans lesquels elle évolue depuis longtemps.
Par des interventions techniques raffinées au laboratoire, en alchimiste même, Flore façonne tout autant qu’elle restitue la mise en scène qui se déploie sous ses yeux. Le regard qu’elle porte est indissociable de la trame qui se joue.
À la violence du bâtisseur répond celle de l’artiste, photographe/tireur qui sait faire rendre gorge à la matière qu’il travaille. Au-delà du processus classique de développement, Flore, ouvre à son tour un chantier : dans une succession d’étapes, elle vire, voile, tanne, détrempe, cire, pastellise, re-cire jusqu’à ce que l’image se meuve en expression dramatique.
Il reste ces images uniques qui s’éloignent de la réalité photographique conventionnelle pour celle d’une esthétique semblable à celle de l’expressionnisme cinématographique de l’entre-deux guerres, et ce, pour restituer le réel dans une exactitude sublimée.